Jean-Louis Lambert, « On est attiré par la viande parce qu’elle procure des plaisirs »

Texte

Interview de Jean-Louis LambertEnseignant-chercheur de formation, professeur à l’ENITIAA (Ecole Nationale des Techniques des Industries Agricoles et Alimentaires) jusqu’en 2007, Jean-Louis Lambert étudie depuis 35 ans les pratiques alimentaires et leurs évolutions. Auteur de nombreuses publications et articles sur le sujet, il aborde ici la question de la viande sous l’angle de sa représentation sociale alors, qu’en France, la consommation de viande diminue depuis de nombreuses années.

Bien qu’elle soit en décroissance continue depuis 20 ans peut-on dire que la consommation de la viande est encore vraiment statutaire ?

JLL : La réponse est à moduler selon qu’on l’aborde ou non à l’échelle mondiale. Dans le cadre européen et français en particulier, elle n’est plus statutaire. Mais comme la consommation de viande a caractérisé la population aisée, elle reste symboliquement attachée à un niveau de vie, de richesse. A partir de l’intensification de l’élevage, dans les années 1950-60, et l’augmentation du niveau de vie durant les Trente Glorieuses, les classes moyennes ont pu nettement consommer plus de viande. A la fin des années 1970, au début des années 80, on voit cependant apparaître un certain changement chez les classes les plus aisées, mais comme les évolutions sont relativement lentes, le processus n’apparaît qu’en filigrane et assez faiblement.

Est-ce toujours un moyen de se déterminer socialement ?

JLL : Il est incontestable que la viande a hérité d’une certaine symbolique de richesse qui perdure au niveau des classes populaires. Mais ce n’est plus un indicateur des classes aisées. D’autres symboles comme le saumon fumé, ou le foie gras, ont subi une forme de banalisation même si leur consommation reste dans un registre festif, au même titre que la viande. C’est ce qui fait que le symbole reste.

Le discours sur la viande n’a-t-il pas banalisé le rite qui l’entourait ?

JLL : Le discours nutritionniste qui pousse à rééquilibrer les produits d’origines animales par rapport à ceux d’origines végétales s’apparente à une forme de régression pour les couches populaires. C’est pourquoi les produits carnés gardent leur pouvoir et leur avantage. Et si le prix continue d’être un limitatif sur certains produits, l’accès à la viande est très large. On trouve aujourd’hui des morceaux à cuire, à griller, prêt à consommer en promotion un peu partout. Il est difficile dans ces conditions de résister à l’appel de la viande.

Pourquoi cet attrait de la viande ? 

JLL : N’oublions pas un fait, la consommation de viande par rapport aux légumes apporte des molécules complexes et la digestion procure des sensations de satiété forte et longue. Pour les populations qui ne mangent pas autant qu’elles le voudraient c’est un constat de base. On a un quota génétique qui nous incite à être rassasiés sans doute lié à un conditionnement de notre code de survie. C’est la recherche de ce qui nous apporte des protéines, des calories. Or la viande nous donne cette sensation et nous avons cet attrait quand on ressent le manque, le vide. L’idée répandue selon laquelle le poisson « ça ne tient pas au ventre » vient contrebalancer de désir de viande fortement ancré en nous. Auparavant, le travailleur qui avait besoin de ses 2000 calories dans la journée ne pouvait se contenter de légumes, il avait besoin de sa ration de viande et c’est resté une constante malgré les évolutions alimentaires.

Quelles sont les motivations qui nous poussent à consommer de la viande ?

JLL : On est attiré par la viande parce qu’elle procure des plaisirs, car les caractéristiques organoleptiques, par rapport à celles de féculents ou des autres nourritures végétales, sont appréciées par la population dans son ensemble. Il est nettement plus facile de faire manger de la viande à des enfants en bas âge, pour des raisons gustatives entre autre, que de leur faire découvrir tel ou tel légume n’en déplaise aux tenants du courant végétarien. 

Le végétarisme est-il une mode ou peut-il s’apparenter à un vrai mode de consommation, impliquant l’abandon de la viande ?

JLL : Le végétarisme est un sujet polémique. Il y a une vague médiatique initiée par des courants écologistes et de protection animale, mais ça ne prend pas beaucoup dans la population. Le discours écologiste a un poids très relatif sur les comportements d’achat alimentaire. Quant à celui sur les droits des animaux, il faut distinguer la protection animale, réelle et justifiée, et le fait de manger de la viande. Cette différence ne fait pas de nous des végétariens d’office. C’est génétique, la consommation de viande reste un plaisir. C’est pourquoi on constate un écart entre le discours végétarien et la pratique. Qu’en est-il de la consommation privée à la maison ? C’est là toute la question.