Le commerce du bétail charolais Histoire d’une filière viande XIXe - XXe siècles

Texte

Il faut tout d’abord saluer le travail de Dominique Fayard, fruit d’une dizaine d’années d’études et de recherches, qui l’ont menée à sa thèse de doctorat dont ce livre est tiré. Un livre passionnant à plus d’un titre qui, comme le précise dans sa préface Jean-Luc Mayaud, Président de l’université Lumière Lyon 2, « décrit l’évolution qui, en deux siècles et demi, révolutionne le paysage et construit la filière viande ».

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Aux origines de la filière viande

Au rythme d’une véritable enquête sur le terrain, après avoir rencontré de nombreux acteurs à qui elle donne la parole, Dominique Fayard, à partir d’une région, le Brionnais-Charolais, nous éclaire sur une histoire qui est à la fois sociologique et économique autour des négociants et des marchands dans les sociétés rurales.

Elle livre une étude minutieuse de ces hommes qui sont les intermédiaires entre les producteurs et les centres d’approvisionnement urbains et, à travers l’animation du marché aux bestiaux de Saint-Christophe-en-Brionnais, fournit un matériau exemplaire pour la compréhension de l’époque, au tournant du XIXe et du XXe siècles.

Elle décrit avec beaucoup d’humanité, une communauté mouvante, le monde des maquignons et l’apogée de l’embouche avant que tout cet univers soit ébranlé par la mutation de la filière bovine du milieu du XXe siècle. A cette époque, le goût des consommateurs évolue, le gras recule devant le maigre, la concurrence des marchés à l’exportation apparaît et la PAC (Politique Agricole Commune) incite à la reconversion.

C’est tout un monde qui bascule et au-delà de cette profession, c’est un peu la France des Trente glorieuses qui apparaît dans ces bouleversements, un paysage qui change, l’Europe qui s’impose et l’esquisse de notre XXIe siècle où sécurité et traçabilité exigent de nouvelles règles « lorsque suite aux crises sanitaires des années 1990, les consommateurs réclament une viande tracée du pré à l’assiette ».

Le Brionnais comme révélateur des évolutions et des mentalités

Dominique Fayard a plusieurs atouts pour aborder un tel sujet et savoir comment le rendre vivant au fil de sa lecture. Elle sait non seulement de quoi elle parle, sa formation d’historienne l’amène à appréhender un univers assez mal connu, celui des intermédiaires, mais en plus elle est « née dans une ferme d’élevage naisseur du Charolais » et s’est « très tôt préoccupée du sort des bovins quittant l’exploitation familiale ».

Ce terreau initiatique ajouté à l’attrait naturel pour la région permet ainsi à l’auteur d’intégrer toutes les composantes de l’histoire et d’en retracer les moindres détails. Car, « le Brionnais-Charolais, berceau de la race bovine charolaise, constitue un lieu d’observation privilégié des transactions portant sur le bétail ». Rappelons que le Brionnais est une « petite contrée située à l’extrême sud de la région Bourgogne, prolongée au nord par le Charolais », couvrant le sud-ouest du département de la Saône-et-Loire.

Une enquête approfondie au cœur de la filière bovine

Construit selon un plan chronologique, le livre s’attache à développer chacun des rôles d’une scène rurale où les emboucheurs tiennent le premier rôle pendant longtemps.

Rappelons que « l’embouche consiste à acheter du bétail maigre, à l’engraisser et à le revendre gras ». A la fois producteur et commerçant, l’emboucheur occupe donc une place d’intermédiaire entre le naisseur et le chevillard.

Dominique Fayard retrace leur parcours, du cheval à la voiture, de foires en marchés, dans une épopée qui n’est pas sans rappeler le Far-West : « Leurs déplacements, véritables expéditions, durent plusieurs jours, voire plusieurs semaines, parfois jusqu’à un mois. Ils voyagent en petit groupe pour se défendre en cas d’attaque, car ils transportent avec eux les quelques pièces d’or permettant de payer leurs fournisseurs, et pour ramener le bétail. »

L’ouvrage suit également l’évolution de deux autres communautés : les maquignons, terme qui « n’est plus guère employé de nos jours pour qualifier les négociants en bestiaux… connoté péjorativement » mais qui ont occupé une position stratégique entre les éleveurs et les débouchés, puis les cultivateurs, ce qui permet à Dominique Fayard une étude approfondie à partir des archives d’une famille sur plusieurs générations.

Comme l’auteur le souligne : « L’histoire de la race charolaise et de sa commercialisation, c’est avant tout et surtout celle de la multitude des petits éleveurs ». La force de son livre, c’est de les sortir de l’oubli, de les ressusciter et de nous les rendre proches, y compris à l’analyse des livres comptables qui, plus que des chiffres, laissent paraître des destins croisés et des vies de labeur.

L’émergence des groupements et les crises de l’élevage

Face à la modernisation de l’élevage et à l’européanisation des échanges, cet univers clos fait figure de survivance d’un mode ancestral de production et de commercialisation du bétail de boucherie. Les années 1950 sonnent le glas d’une époque : « Sur le terrain, les acteurs de la filière bovine se voient imposer une réglementation en perpétuelle évolution, souvent en contradiction avec leurs aspirations, mais le choix a été fait d’une agriculture moderne, compétitive, exportatrice, aux mains d’une poignée de producteurs. »

Une page se tourne, « les groupements voient le jour au milieu des années 1960. A l’heure de la modernisation accélérée et sélective de l’agriculture et de l’accroissement de la production, la connaissance des marchés est indispensable pour écouler les marchandises et éviter les excédents. »

Là encore, forte de ses recherches, Dominique Fayard étudie plusieurs groupements d’éleveurs qui nous font toucher du doigt la réalité économique et la nécessité de coller aux nouvelles attentes : « les groupements organisent la production, ils sont devenus un maillon essentiel de la filière bovine. »

Hélas, l’histoire va aussi connaître un épisode douloureux et « les crises de l’élevage qui se succèdent dans la décennie 1990 portent un coup au commerce du bétail. » En parallèle, l’un des principaux, et plus anciens, marchés aux bestiaux de la région, celui de Saint-Christophe-en-Brionnais, subit un lent déclin, partiellement stoppé par la mise en place du marché au cadran en 2009.

Une histoire instructive qui interroge sur l’avenir

Avant que les protagonistes ne disparaissent ou ne passent la main, Dominique Fayard a pris le parti d’interroger les derniers témoins de ces temps anciens pour « saisir le fonctionnement de l’activité, en comprendre les enjeux et appréhender les rapports entre les commerçants et le monde de l’élevage ». S’en suit une série de portraits qui en filigrane façonnent les contours du métier d’hier et de celui qui se dessine aujourd’hui.

L’auteur en vient à conclure sur la mutation du monde agricole, la nécessité de s’adapter « Au début des années 1960, le marché de la viande se caractérise par son archaïsme, son opacité, son caractère spéculatif : autant d’obstacles à la croissance de la production… La concentration des opérateurs commerciaux se poursuit, dans le privé comme dans le secteur coopératif… L’aval a pris le pouvoir dans la filière. Les éleveurs ne maîtrisent pas leurs débouchés mais l’aval contrôle son approvisionnement. »

Pour finir, elle s’interroge : « S’achemine-t-on vers un élevage bovin intégré ? Les commerçants en bestiaux vont-ils disparaître, comme les marchands de porcs ou les coquetiers dans les filières porcine et avicole ? ». La question est ouverte et reste en suspens.

Le livre nous rappelle combien cette « histoire d’une filière viande » est avant tout une histoire d’hommes. C’est ce qui la rend attachante et si vivante.

Le commerce du bétail charolais Histoire d’une filière viande XIXème-XXème sièclesLe commerce du bétail charolais - Histoire d’une filière viande XIXe-XXe siècles

Dominique Fayard
Presses Universitaires de Rennes
Presses Universitaires François Rabelais

Date de parution : avril 2014
Format : 150 x 240 mm
388 pages